Attention ceci n’est pas un hold-up mais un squat littéraire totalement assumé mais heureusement accepté, pour le meilleur et, espérez-vous, pas pour le pire !
Je souhaite commencer ma modeste contribution à ce blog par une déclaration d’amour à un homme … (je laisse la charmante bloggeuse que vous êtes habitués à lire m’étrangler, me découper en morceau, me farcir puis ensuite me faire cuire au court bouillon pour finalement me servir comme pâtée au chat avant de reprendre cet article).
Ayant tant bien que mal réussi à rassembler le nécessaire pour continuer à triturer mon clavier et profitant d’une période d’accalmie, je déclare solennellement mon amour et mon admiration éperdue à Julien Gracq.
Je veux en effet ici parler du Livre, celui qui trône en maître dans ma bibliothèque depuis déjà plusieurs années : Le rivage des Syrtes.
Que dire de ce chef d’œuvre ? Par où commencer ? Par le début me direz-vous ? humm … pas con !
Aldo est le rejeton de l’une des plus vieilles familles de la cité état d’Orsenna (une sorte de Venise ayant perduré jusque dans les années 20/30, assise confortablement sur le trône décrépit de son pouvoir, de sa richesse et de sa splendeur passée). Orsenna est comme ces vieilles femmes qui n’ont pas encore compris que le passage des ans leur avait ôté leurs charmes et leur pouvoir d’attraction.
Aldo donc entre dans l’armée et demande à la surprise de tous son affectation dans la province reculée des Syrtes, lieu mort dans lequel rien ne se passe mais qui continue de surveiller depuis 300 ans la mer au-delà de laquelle se trouve le mythique Farghestan, pays avec lequel Orsenna était à l’époque en guerre mais avec lequel plus aucun contact n’a été noué depuis lors.
Ce roman est celui de l’attente, l’attente d’un sens, l’attente de la mort, l’attente de la déchéance dans l’atmosphère de décrépitude raffinée et magnifique d’Orsenna et des ruines de sa splendeur passée. Le quotidien de la garnison est pesant, comme si tout était écrasé par une chaleur incroyable. Pendant tout ce temps Aldo reste les yeux braqués sur l’horizon, sur l’inconnu, sur le danger, sur le Farghestan.
« Les plaisirs perdus d'Orsenna me laissaient sans regrets…Cette vie dénudée s'offrait clairement, dans l'évidence de son inutilité même, à quelque chose qui fût digne de la prendre…
Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l'effacement pur… Je rêvais d'une voile naissant du vide de la mer. »
Il est attiré par Vanessa, elle aussi fille d’une vieille famille d’Orsenna dont le père a été exilé pour une sombre affaire de complot. Vanessa partage avec son père cette vigueur et cette volonté de secouer la poussière mortifère d’Orsenna. Vous aurez compris que cette attirance pour Vanessa est un symbole de l’attirance d’Aldo pour le danger, pour quelque chose qui secoue enfin ce mol endormissement qui précède la mort d’Orsenna.
« Les choses, à Vanessa, étaient perméables. D'un geste ou d'une inflexion de voix merveilleusement aisée, et pourtant imprévisible, comme s'agrippe infaillible le mot d'un poète, elle s'en saisissait avec la même violence amoureuse et intimement consentie qu'un chef dont la main magnétise une foule.
Je l'aimais en silence, sans souhaiter qu'elle me devînt plus proche, et comme si sa main pensive et immatérielle n'eût été faite que pour ordonner dans un lointain indéfiniment approfondi la perspective de mes songes … Vanessa desséchait tous mes plaisirs, et m'éveillait à un subtil désenchantement; elle m'ouvrait des déserts, et ces déserts gagnaient par tâches et par plaques comme une lèpre insidieuse. »
Il se ne passe rien dans ce livre mais l’atmosphère créée par le style incomparable de Gracq est à nul autre pareil. Chaque mot, chaque phrase est un bijou de langue française, à mi chemin entre la prose et la poésie. J’ai lu avec fascination et une délectation absolue ce roman envoutant qui reste encore aujourd’hui pour moi ma plus intense expérience littéraire.
C’est un roman exigeant, le style de Gracq est riche mais sa proximité avec la poésie en rend la lecture particulière. Si chaque phrase est délectable, ne vous attendez pas à lire ce roman comme un roman de gare. Bienvenue dans une littérature élitiste, jouissive et exigeante. Quelle récompense toutefois ! Cet aspect est encore renforcé par la splendide édition chez Corti, les pages en beau papier épais qu’il faut découper pour les découvrir (Note : Gracq n’est pas édité en poche).
Pour finir, il est souvent indiqué que le Rivage serait une réécriture du Désert des Tartares de Dino Buzzati. S’il est exact que les deux romans mettent en scène un jeune homme envoyé dans une forteresse d’une province reculée faisant face à une frontière morte derrière laquelle gis un danger ancien mais pourtant palpable, le roman de Gracq est l’exact opposé de celui de Buzzati. Aldo est fasciné par ce danger mais au lieu de rester à le contempler, il ose aller à sa rencontre, avec grandeur il ose offrir son sein au glaive qui le transpercera.