" - On ne paiera jamais trop cher. Paul me regarda avec dédain. Vous n'arriverez jamais à rien, parce que vous ne voulez pas payer.
- C'est facile de payer avec le sang des autres."
"Je pouvais payer avec mon corps, avec mon sang ; mais les autres hommes n'étaient pas une monnaie à mon usage ; quelle pensée souveraine se permettrait de les comparer, de les compter, de prétendre connaître leur juste mesure ?".
"Tranquillement, comme on croque une pomme, il lançait des grenades, il déchargeait son fusil. Les canons tiraient sur les chars et sur les camions blindés ; lui, son travail, c'était de tirer sur des hommes.Mais le béton, l'acier, la chair tout était matière. Il n'était qu'un rouage dans la machine de fer et de feu qui barrait la route à une autre machine."
Le sang des autres est un chef d'oeuvre. Le genre de chef d'oeuvre dont on sort changé, ému, bouleversé en se jurant de le relire. Le genre de chef d'oeuvre qui nous parle d'engagement, de responsabilité, de remords, de regrets, de vie que l'on essaie de vivre et qui nous dépasse, en le mêlant avec une belle histoire d'amour, tragique.
Le roman commence au chevet d'Hélène, blessée, mourante. A ses côtés, Jean revient sur leurs vies et les faits, les actes qui les ont conduits là, Hélène à mourir, lui à veiller la femme qu'il aime. Est-il responsable ? Si elle ne l'avait pas connu, elle ne serait pas là, dans ce lit. N'est-il qu'un cailloux que le pied de la jeune femme a cogné et qui l'a emmenée, de son propre choix à résister et à mourir ? Ou est-il la cause première de ce décès ?
"Assassin. Assassin. Je marchais dans la nuit, je titubais, je courais, je fuyais. Il était là, tranquille, au milieu de ses poèmes et de ses livres. Je l'ai pris par la main, je lui ai donné un revolver et je l'ai poussé sous les balles. Assassin. En haut de l'escalier, il y a Marcel, qui lit ou qui dort, dans l'odeur de peinture à l'huile, près de l'hippocampe immobile ; il attend Jacques. Je monte l'escalier ; je ne peux pas monter, je ne peux pas descendre, il faut que le temps s'arrête, s'engloutisse, que Marcel s'engloutisse, que le monde s'engloutisse ; et les marches sont solides sous mes pieds, chaque barreau est à sa place. Derrière la porte Marcel attend Jacques ; et moi, je suis là, et je vais parler. Un mot, et la chose va exister, elle ne cessera plus jamais d'exister. Un claquement sec, un mot, et le temps s'est lézardé, il est coupé en deux tronçons qu'on ne pourra jamais rejoindre. Je frappe à la porte."
Jean est un jeune bourgeois, un intellectuel communiste qui, ayant honte de sa situation familiale, est devenu ouvrier. Il pensait ainsi décharger sa conscience de la culpabilité de classe. Il n'a réussi qu'à en gagner de nouvelles raisons de se torturer : est-il responsable si un jeune homme qu'il a convaincu d'adhérer se fait tuer lors d'une manifestation ? Est-il coupable si un de ses discours conduit des hommes à la guerre ? Est-il coupable s'il ne fait pas ce discours, que son pacifisme lâche permet au nazisme de se répandre sur l'Europe ?
Jean est un très beau personnage, un très bel homme. Plein d'humanité et de sagesse. Qui se sent responsable de l'Humanité toute entière. Un homme qui doute, qui pense, qui se questionne. Trop peut-être, mais avec tellement de grandeur qu'on ne peut qu'être ému.
"L'air sentait la verdure et l'eau, avec des relents de friture. Déjà les ombres s'allongeaient. Une belle journée. Un petit tas de poussière dorée, presqu'impalpable, que le vent chasserait dans l'éther vide."
Hélène, qui partage la parole avec Jean, est une femme qui vit. Qui ne veut pas penser, mais saisir la vie à pleines dents. Face à Jean et à sa générosité sans limite, Hélène est égoïste : elle vit pour elle. Ce qu'elle veut, elle l'obtient, et elle suppose que les autres font de même. Qu'ils se défendent tout seuls comme elle se défend toute seule.
Mais, quand elle se trouvera face à l'horreur, quand les atrocités cesseront d'être lointains et qu'elle verra de ses yeux, elle luttera. Avec peut-être plus de courage que Jean.
"Mais il était trop petit pour comprendre. Il pensait que la faute était entrée en lui par surprise, parce que ses doigts crispés s'étaient ouverts, parce que sa gorge s'était dénouée. Il ne devinait pas qu'elle est cet air même qui remplit mes poumons, le sang qui coule dans mes veines, la chaleur de ma vie."
L'avouerai-je ? C'est Hélène que j'ai préférée. Face à Jean qui refuse aux autres le fardeau d'être responsables d'eux-même et de leur vie, Hélène leur donne cette chance. Face à Jean qui observe et questionne sa vie, Hélène la vit.
Quoiqu'il en soit, ces deux personnages (Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ?), sont d'une beauté bouleversante. J'ai été profondément émue par leur vie. Et peut-être d'autant plus que je me suis reconnue dans les lieux qu'ils décrivent : c'est dans mon quartier, dans mon Paris qu'ils vivent. Ce restaurant où Hélène prend Jean en otage, il est à quelques dizaines de mètres de chez-moi. Qui sait ? Mes grand-parents y allaient peut-être dîner à la même époque. Ce film qui touche tant Jean, Métropolis, je l'ai vu récemment. Cette place de la Contrescarpe, je la parcours toutes les semaines - et y imaginer une rafle m'a fait frissonner. Tout d'un coup, l'horreur touchait mon quotidien...
"Je songeais à ce film que j'avais vu avec mon ami Marcel : une ville enfouie dans les entrailles de la terre, où les hommes se consumaient dans la souffrance et dans la nuit tandis qu'une race orgueilleuse goûtait sur de blanches terrasses toutes les splendeurs du soleil ; l'histoire finissait par une inondation, une révolte et dans un grand désordre d'alambics brisés, par une réconciliation lumineuse."