"Our new Swan Queen : the exquisite Nina Sayers."
L’avis de B :
J’ai été happé dès les premières minutes par cette histoire de fou à la mise en scène totalement baroque et pourtant incroyablement forte. Aronofski exploite avec maestria les potentialités de son décor et la musique, créant l’angoisse via ses couloirs tortueux, instillant le malaise dans les refuges les plus ultimes, jusqu’au moment où, comme pour l’héroïne, la tension devient permanente, harassante.
Les scènes d’hallucination sont très bien abordées, brouillant la frontière entre cauchemar et réel, installant une angoisse réelle alors pourtant que le réalisateur en fait des tonnes.
Outre cette mise en scène formidable, le film est littéralement porté par Nathalie Portman qui tient là le rôle d’une vie. Elle est purement époustouflante, en équilibre sur le fil du rasoir et toujours juste. J’ai été abasourdi par sa tessiture, tour à tour oie blanche et séductrice venimeuse et perverse et tellement d’autres choses encore.
Elle est aussi servie par des seconds rôles brillants, Cassel au premier plan, pour une fois parfaitement canalisé et dirigé. Il est un parfait chorégraphe complexe et manipulateur, façonnant Nina pour tirer d’elle tout ce qu’elle peut donner et plus encore. Barbara Hershey est parfaite en mère castratrice, ballerine ratée qui a elle aussi façonné Nina mais pour être la ballerine parfaite, pour briller là où elle n’a jamais pu aller, en bref pour vivre la vie qu’elle n’a pu avoir. Winona Rider est une très baroque et terrifiante ex égérie déchue par le passage du temps, version tout aussi monstrueuse que la mère de ce que deviendra Nina une fois sa jeunesse passée et extirpée d’elle par l’art, un beau jouet cassé. Mila Kunis enfin est un double parfait, black swan provoquant et séduisant, incarnant avec lascivité les fantasmes inavoués d’une Nina incapable d’assumer les pulsions d’une jeune fille étouffées par une mère castratrice. Elle aussi fait montre d’une belle tessiture de jeu et réussit à exister face à une Nathalie Portman absolument époustouflante.

C’est enfin un film qui a la force de traiter le ballet, habituellement vu comme un siège de grâce et de légèreté, en assumant toute la violence qu’il recèle et qui est toujours passée sous silence : oui la danse fait mal, oui les danseuses façonnent leur corps dans la douleur dès la plus tendre enfance comme Nina a été façonnée par sa mère, oui la mutilation physique a sa place dans ce type d’environnement. Enfin, c’est une très belle métaphore de l’aspect vampirique de l’art qui consomme toujours plus des interprètes, qui exige non pas la perfection technique (Nina n’a pas compris qu’un artiste n’est pas un artisan) mais aussi de tout donner, d’aller au fond de soi sortir l’émotion, ses propres contradiction pour les donner en pâture au public.
Aronofski nous montre la face cachée de l’art, comment on fabrique un chef d’œuvre, comment on émeut et le prix à payer. Vertigineux.
L'avis de Céline
Est-il nécessaire de rappeler l'intrigue de Black Swan ? (j'ai toujours l'impression d'être la dernière à aller voir les films, et le temps que je publie le billet, le film n'est même plus à l'affiche...) Une jeune femme, une jeune danseuse, Nina, vit avec sa mère une vie dédiée à son art. Dans sa chambre encore enfantine, les peluches roses parsèment les meubles, et tous les soirs, elle s'endort au son du Lac des cygnes, interprêté par une boîte à musique.
Sérieuse, dévouée à son travail, elle est la plus douée de la troupe dans laquelle elle joue. Quand la danseuse étoile se retire, elle imagine donc être choisie pour jouer le rôle principal de la prochaine oeuvre au programme : le Lac des Cygnes. Mais, le metteur en scène demande à sa danseuse étoile une gageure : jouer le cygne blanc, pur et virginal, et le cygne noir, sombre et sensuel. Nina, toute à sa perfection technique, est-elle vraiment capable de jouer le cygne noir ?
A partir de cette histoire, Aronofski nous crée un film brillant, baroque, sombre, complexe sur lequel je pourrais écrire des pages et des pages. Mais je vais essayer de me limiter aux trois aspects qui m'ont le plus fascinée.
C'est une splendide et douloureuse réflexion sur la création et l'Art. Le sacrifice auquel se soumet Nina, d'abord inconsciement puis en pleine face, est celui que subit chaque artiste quand il crée de la Beauté. Pour jouer le cygne noir, il n'est pas besoin de technique, mais il est nécessaire d'aller chercher au fond de soi sa sauvagerie, la sensualité dont le rôle se nourrit. Nina se torture (les grattements dans le dos, la schizophrénie) avant d'aller chercher ses tripes (au sens presque premier du terme car elle meurt d'une blessure dans le ventre) pour les exposer au public, nous même, qui nous repaissons de la beauté de l'oeuvre.
Il y a quelque chose de profondément émouvant à voir des artistes (un réalisateur, des acteurs) parler ainsi de leur travail. Car après avoir vu le sacrifice de Nina, je n'ai pas pu m'empêcher au sacrifice, aux sacrifices que ceux qui nous ont fourni ce film magnifique ont du se faire subir.
Second aspect que j'ai trouvé très intéressant : la notion de miroir déformant. Tous les lieux où se déroulent l'action sont dotés de plusieurs miroirs qui se répondent : le couloir de la maison de Nina, sa loge, la salle où les danseuses répètent, et jusqu'au métro dont les vitres reflètent l'intérieur. Or, les trois autres personnages féminins présentent des ressemblances troublantes avec Nina. Lily, bien sûr, l'autre danseuse, celle qui n'a aucun talent technique, mais la vitalité, la sensualité, l'indépendance dont manque Nina. Mais aussi Beth, l'ex-danseuse étoile, celle qui précède Nina, et celle que Nina suivra, quand elle aussi sera trop vieille pour la place. Et surtout la mère, terrible double de Nina : danseuse ratée, ayant du arrêter sa carrière pour donner naissance à sa fille, et s'occupant de la carrière de Nina comme si c'était la sienne.
Ces trois autres femmes, Nina les fantasme : elles entrent dans sa folie et sont elles aussi l'objet du délire de la jeune femme. Elles aussi sont mutilées (ou pas) par la folie de Nina, ou se transforment en monstres odieux, si bien qu'il devient difficile de savoir qui est qui, et à quel points ces trois autres femmes sont folles, ou simplement saines mais transfigurées par le regard de Nina.

Enfin, le troisième aspect concerne le sang et la virginité dans cette oeuvre. Nina est vierge : il n'est qu'à voir son regard quand le metteur en scène le lui demande. Et il est facile de supposer qu'elle ne se donne que très rarement des plaisirs solitaires (mais avec une mère qui dort dans sa chambre, ...). Nina est encore une enfant, dont les sens ne sont pas éveillés, et qui va découvrir sa propre sensualité dans le film.
Or, ce film est presque en noir et blanc, à l'exception d'une couleur : le rouge du sang. Nina saigne, souvent.Elle saigne quand elle se gratte le dos, elle saigne quand elle s'arrache les ongles, elle saigne quand elle se transperce (étonnante tâche rouge se répandant sur le linge blanc de son costume). Et quand elle tue Lily, c'est une épaisse marre de sang qui se répand. Il y aussi le rouge à lèvre qu'elle vole à Beth, les yeux du Black Swan s'injectant de sang.
Nina n'est pas que la danseuse qui souffre pour son art, n'est pas que la folle schizophrène, elle est aussi une enfant qui devient une jeune femme, qui s'ouvre à la sexualité et à l'amour. Elle repousse sa mère, pour chercher un modèle chez une autre femme mûre (Beth), à qui elle vole l'amour (ou la place comme partenaire privilégiée) du seul homme du film. Et trouve face à elle la concurrence d'une soeur jumelle, plus belle et plus femme, qu'elle jalouse. Une belle leçon de psychanalyse !
C'est un film que j'ai trouvé magistral, puissant et beau, bien que terriblement éprouvant. Violent et passionné, comme j'aime les oeuvres d'art.
Et puis, ça c'est un scénario réellement complexe et riche... Inception, à côté ... (oui, c'était ma minute peste du moment ;) )