« Car c’est exactement ce qu’il ferait, il emménagerait, elle lui servirait des repas nourrissants, elle le remettrait d’aplomb, il retrouverait des forces et s’en irait, sur sa chaloupe, sur son galion, il sillonnerait les sept mers en quête du Saint Graal, d’Hélène de Troie, ou de Zenia, l’œil vissé à sa lunette d’approche, guettant son drapeau de pirate. »
Nous sommes le 23 Octobre 1990, dans une ville canadienne où la crise fait rage. Comme tous les mois, trois amies se retrouvent dans un restaurant pour déjeuner : il y a Tony, la toute petite historienne, fascinée par la guerre, Charys, une douce femme qui élève ses poules et perçoit les ondes et auras autour des autres et Roz, une massive femme d’affaire richissime. A priori, rien ne les réunit et lorsqu’elles ont fait leurs études ensemble, à l’université, elles se sont copieusement ignorées.
Mais depuis, elles ont rencontré, elles ont subi Zenia. Tour à tour, Zenia a gagné leur amitié en les touchant dans leurs faiblesses les plus personnelles, s’est installée dans leur vie, et a séduit leur homme. Le West de Tony a mieux résisté que le Billy de Charis ou le Mitch de Roz, mais les trois femmes sont durement atteintes. Même si Zenia est morte depuis plusieurs années, qu’elle a sauté dans une bombe à Beyrouth, qu’elles ont assisté à l’enterrement de ses cendres, elle les hante encore, jour et nuit. Elle est leur pire cauchemar.
Après la mort de Zenia, elles ont continué à se voir tous les mois. Cette fois ci, Roz a choisi le Toxique, un nouveau restaurant à la mode en ville. Elles s’y assoient, papotent et, au moment du dessert, voient Zenia entrer, passer à côté d’elles en les regardant.
Ce roman raconte d’abord la journée du 23 Octobre telle qu'elle est vécue par chacune des trois femmes, puis, lors d'un flash back assumé, leurs rencontres avec Zenia et enfin leurs réactions à sa résurrection. Chacune des trois histoires est un portrait de femme, de vie, la description d’un caractère, profondément humain et marqué par ses expériences. Mais nulle part n’est fait le portrait de Zenia, qui passe, comme « une statuette ancienne retrouvée dans un palais minoen : les seins volumineux, la taille fine, les yeux sombres, les cheveux sinueux comme des serpents » : c’est Zenia qui raconte sa vie, ses versions de sa vie, changeant pour s’adapter aux femmes qu’elle séduit.
On se prend vite d’amitié pour ses victimes, toutes empêtrées qu’elles sont dans leurs histoires. Puis une certaine forme de fascination naît aussi pour Zenia : est-elle vraiment si diabolique ? Quelle est la part déformée par les trois narratrices ? Et la place des hommes ? Ne sont-ils réellement que des marionnettes manipulées par les femmes, toutes les femmes ?
J’ai bien aimé ce roman. J’avoue avoir été déçue après la lecture du Tueur aveugle que j’avais adoré. Celui là est trop construit dans sa narration : contrairement au Tueur où le plan du roman se poursuivait tout en finesse, on perçoit assez vite quel a été l’objectif de l’auteur « alors, je vais faire un plan tripartite, qui sera à chaque fois subdivisé en trois : Tony, puis Charis, puis Roz. Et dans chaque partie, elles vont réagir comme ça, comme ça, comme ça ». Cela lui donne un peu de lourdeur, ce qui gêne un peu, surtout vers la fin.
Mais le style est toujours aussi enlevé, les personnages (féminins uniquement, car il ne sert à rien de parler des hommes, à peine évoqués) sont puissants, marquants, touchants et, bien que l’histoire soit commune, elle est traitée d’une manière originale. J’ai beaucoup apprécié la manière dont est évoquée la présence quasi démoniaque de Zenia qui fait face à des héroïnes humaines, trop humaines.