Le blog d'une curieuse, avide d'histoires, de récits, de livres, de film et d'imaginaire.
"Il parla avec un mépris bienveillant du petit Paris de 1860 et de la petite France du dix-neuvième siècle ; il énuméra à grand renforts d'épithètes les bienfaits de son temps, les communications rapides entre les divers points de la Capitale, les locomotives sillonnant le bitume des boulevards, la force motrice envoyée à domicile, l'acide carbonique détronant la vapeur d'eau, et enfin l'Océan, l'Océan lui-même baignant de ses flots les rivages de Grenelle ; il fut sublime, lyrique, dithyrambique, en somme, parfaitement insupportable et injuste, oubliant que les merveilles du vingtième siècle germaient déjà dans les projets du dix-neuvième."
Paris au XXème siècle se passe en 1963. Cette époque voit le triomphe de la mécanique, de la finance et du commerce au dessus de tout. Plus de poésie, plus d'art, plus de littérature, même pas de politique ou de rhétorique. Tout ce qui est considéré comme une perte de temps a disparu au profit de l'efficacité. Et, dans ce monde triste (et passablement kafkaien), on suit Michel et ses amis, les derniers poètes, les derniers amateurs d'art et de beauté.
L'histoire en elle-même est très sombre, très triste, et pas vraiment aboutie. On sent que Verne avait beaucoup souffert pour percer, dans le petit monde industrieux du Second Empire, et ce roman sonne comme une charge contre la société - en même temps qu'un bel hommage à sa vie de jeune artiste misérable et heureux.
Ce livre me met en admiration devant la capacité d'anticipation de Jules Verne : il imagine un Paris qui n'est pas très éloigné de celui qu'on connait. Il y a un métropolitain, un métro aérien, mis en place en 1913 (seulement 13 ans de retard par rapport à la mise en place du vrai métro). Il y a des voitures, actionnées par un moteur à piston (ok, on met du charbon à la place de l'essence, mais quand même). On exécute les condamnés à mort à l'électricité ; la musique est amplifiée grâce à l'électricité, permettant de grands concerts publics...
"La caressante démarche de la Parisienne, sa tournure gracieuse, son regard spirituel et tendre, son aimable sourire, son embonpoint juste et ferme à la fois, firent bientôt place à des formes longues, maigres, arides, décharnées, émaciées, efflanquées à une désinvolture mécanique, méthodique et puritaine." - ne croirait-on pas une description de nos mannequins modernes ?
Et il n'y a pas que la technique où il montre un talent de devin : l'évolution de la société est aussi assez intéressante à lire. Il prédit que les lettres et l'éducation classique vont être délaissées au profit des sciences. Il imagine un monde où l'art populaire est le théâtre (il n'a pas imaginé le cinéma ni la télé), avec des pièces écrites à la chaine par des écrivaillons à partir de vieilles pièces, et où le fait d'être comédien n'est plus méprisé - bien au contraire. Il imagine assez bien ce qu'est l'art moderne, tant pour la musique classique, que pour la peinture : "Mais, dit Michel, c'est comme si on faisait de la peinture sans dessin ni couleur.", me fait penser à certains artistes actuels (moi, j'adore, mais je lis entre les lignes que Verne n'aurait pas aimé !). Il prédit que l'anglais prendra une place de plus en plus importante dans la langue française - et même que chez les femmes, la minceur, voire la maigreur, deviendra plus à la mode qu'un "embonpoint juste et ferme".
"Que veux-tu, mon ami, nous en sommes arrivés là par la force des choses ; au siècle dernier, un certain Richard Wagner, une sorte de messie qu'on n'a pas assez crucifié, fonda la musique de l'avenir, et nous la subissons ; de son temps, on supprimait déjà la mélodie, il jugea convenable de mettre également l'harmonie à la porte, et la maison est restée vide."
"Vous comprenez qu'on ne s'introduit pas impunément pendant un siècle du Verdi ou du Wagner dans les oreilles sans que l'organe auditif ne s'en ressente."
Et ce livre est génial également pour les opinions de Jules sur ses contemporains : en deux mots, il vénère Hugo, Balzac, Lamartine, Musset, Stendhal, et déteste Paul de Kock. Il a quelques mots très jolis sur Sand "un merveilleux génie, l'un des plus grands écrivains de la France". Il y a quelques pages très drôles et très émouvantes à lire : on sent le jeune homme qui a passé sa jeunesse dans les livres et qui cherche à rendre hommages aux auteurs qui l'ont accompagné.
Enfin, pour conclure, la description d'un appartement qui pour moi sonne comme l'appartement idéal :
"Le petit salon, qui formait tout l'appartement avec la chambre à coucher, était tapissé de livres ; les murs disparaissaient derrière les rayons ; les vieilles reliures offraient au regard leur bonne couleur brunie par le temps. Les livres, trop à l'étroit, faisaient invasion dans la chambre voisine, se glissant au-dessus des portes et dans la baie intérieure des fenêtres ; on en voyait sur les meubles, dans la cheminée et jusqu'au fond des placards entrouverts ; ces précieux volumes ne ressemblaient pas à ces livres des riches, logés dans des bibliothèques aussi riches qu'opulentes ; ils avaient l'air d'être chez eux, maîtres au logis, et fort à leur aise, quoiqu'empilés ; d'ailleurs, pas un grain de poussière, pas une corne à leurs feuillets, pas une tâche à leur couverture ; on voyait qu'une main amie faisait chaque matin leur toilette."
Lu dans le cadre du challenge Jules Verne
Lu dans le cadre du challenge Steampunk
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