Le blog d'une curieuse, avide d'histoires, de récits, de livres, de film et d'imaginaire.
"Cette nouvelle sensation d'irréalité m'entraîna à inventer de nouveaux jeux que j'appelais jeux de survie. Le souci constant que le port du voile faisait peser sur moi m'avait poussée à acheter une longue robe noire très large à manches kimono, elle aussi très longues et larges. Je pris l'habitude de rentrer mes mains à l'intérieur de ces manches et de faire comme si je n'en avais pas. Au bout du compte, j'imaginais que sous la longue robe, mon corps disparaissait petit à petit, que bras, poitrine, ventre et jambes fondaient, s'enfonçaient dans le sol et qu'il ne restait plus qu'un morceau de tissu qui prenait la forme de mon corps et allait d'un endroit à un autre, guidé par une force invisible."
J'ai failli passer à côté de ce livre ! Je l'avais vu plusieurs fois sur les étagères des librairies, l'avais même parfois feuilleté, et reposé. Je ne comptais vraiment pas le lire. Et puis, Popila a lancé l'idée d'une lecture commune de ce roman - et de ceux dont il parle. C'est comme ça que je l'ai ouvert.
Je ne le regrette vraiment pas !
Lire Lolita à Téhéran raconte l'histoire de l'auteur, Azar Nafisi, professeur de lettres américaines en Iran, alors que la révolution islamiste démarre, puis que s'installe la république islamiste, et son cortège de privations de libertés, pour les hommes - mais surtout pour les femmes.
Comment dans ce cas continuer à enseigner Lolita, Gatsby, Daisy Miller et Orgueil et Préjugés ? Quels sens ont ses romans face à la réalité ? Quelle vérité apportent-ils ? Ne sont-ils pas trop étrangers ?
C'est à toutes ces questions - et au rôle de la littérature en général, que répond Azar Nafisi, avec à la fois beaucoup d'intelligence et d'humanité.
"Ce qu'elle avait éprouvé en marchant librement dans les rues de Damas, habillée d'un tee-shirt et d'un jean, main dans la main avec Hamid, avait été pour elle comme une révélation. Elle décrivait la sensation du vent et du soleil dans ses cheveux et sur sa peau, toujours aussi incroyable."
C'est d'abord et avant tout un témoignage dramatique sur ce qu'est une révolution, avec son sang et ses extrémistes. On voit petit à petit la vie normale disparaître, dans des actes anodins, des livres qui ne sont plus dans les librairies, des règles de plus en plus strictes, ... avant de s'apercevoir que le chemin pris ne connait pas de retour, et n'a qu'une seule issue : la dictature et la guerre. La plume d'Azar Nafisi excelle dans la description de la république islamiste en s'attachant aux petits détails. Les petites vexations quotidiennes, les remarques déplacées, le scotch collé aux vitres pour éviter les bris de verre en cas de bombe. Mais se glissent également au milieu des témoignages glaçant : les fous de Dieu empêchant de porter secours aux victimes prisonnières d'un immeuble effondré sous une bombe, ou le traitement des jeunes filles emprisonnées et condamnées à mort (" 'Vous savez, ils mariaient les jeunes filles vierges aux gardiens qui allaient ensuite les exécuter. Ils croyaient que, si elles étaient tuées alors qu'elles étaient encore vierges, elles iraient droit au paradis.' ").
Effrayant réquisitoire !
"Mais James ! Il est tellement différent de tous les autres écrivains que j'ai lus. Je crois que je suis amoureuse."
Mais plus que cela encore, Lire Lolita à Téhéran est une déclaration d'amour à la littérature. Elle apparait comme le remède à la bêtise des extrémistes, comme l'antidote ultime qui ouvre l'esprit, apprend à penser autrement, et à penser la pluralité des avis. Elle conforte aussi l'auteur, qui s'échappe loin de sa prison de tissu grâce à Fitzgerald et James, oublie les bombes dans Daisy Miller, mais tâche irrémédiablement Gatsby du sang des prisons iraniennes.
La littérature comme espace de liberté ; la littérature comme outil de lutte contre la tyrannie, je ne peux qu'approuver !
Merci Popila, d'avoir organisé ce challenge et de m'avoir fait découvrir ce bijou !