Le blog d'une curieuse, avide d'histoires, de récits, de livres, de film et d'imaginaire.
« J'ai tellement l'habitude d'imaginer les choses comme sur un écran de cinéma, à voir les événements et les gens comme s'ils faisaient partie d'un film, qu'il me semble soudain entendre jouer un orchestre, voir littéralement la caméra s'approcher en travelling et tourner autour de nous tandis que des feux d'artifice éclater au ralenti dans le ciel et que ses lèvres en soixante-dix millimètres s'écartent pour murmurer l'inévitable « Je te veux » en Dolby stéréo. »
Années 80. New-York. Manhattan. Chez les gens qui ont de l'argent, beaucoup d'argent, trop d'argent. Et puis, il y a les autres. Les filles qui se prostituent aux premiers. Les clochards qui leur mendient de l'argent.
Parmi les rich and famous, il y a Patrick Bateman, un héritier qui passe si peu d'heures au bureau, et tant d'heure à faire de la gym pour parfaire sa plastique, à boire des verres avec ses autres amis rich and famous, à chercher le dernier resto à la mode pour y réserver une table, à y aller. Et après …
Une vide fade, répétitive, chiante, marquée par la description détaillée de ce que portent les uns et les autres, marques et couleurs inclues ; par les débats sur des sujets de société hautement intéressant : « comment porter la pochette ? » ; « dans quelles conditions mettre un smoking ? », débats sur lesquels Patrick Bateman a toujours le dernier mot ; et visionnage du Patty Winter's Show et de cassettes vidéos qu'il est toujours en retard pour rendre.
« - Tu n'es pas... Elle renifle, baisse les yeux, les épaules agitées de soubresauts... Tu n'es pas vraiment là. Tu … elle suffoque... tu n'existes pas. »
Mais ce monde ultra glamorous est aussi extrêmement cruel. Déjà, personne ne se reconnaît, au sein de ces gens. « Est-ce là truc ? Non c'est machin. Mais puisque je te dis que c'est truc. Voyons, mais c'est bidule » Après tout, quelle importance a l'individu, si on reconnaît qu'il porte les tenues les plus chère.
Et puis, - est-ce Bateman qui commence ? Non – quel est l'intérêt d'avoir de l'argent, si on ne peut pas faire souffrir les autres avec ? N'est ce pas amusant de faire croire à un clochard qu'on va lui donner un dollar, pour le retirer de sous ses yeux avant qu'il ne le saisisse.
Alors, entre ça et le tuer …
« Tout d'abord assez content de moi, je me sens soudain secoué par une violente décharge de tristesse, d'accablement, en me rendant compte à quel point il est gratuit, et affreusement douloureux de prendre la vie d'un enfant. Cette chose devant moi, cette petite chose qui se tortille et qui saigne, n'a pas de vraie histoire, pas de passé digne de ce nom, rien n'est vraiment gâché. Il est tellement pire (et plus satisfaisant) de prendre la vie d'un être qui a atteint ses belles années, qui est déjà riche des prémisses d'un destin, avec une épouse, un cercle d'amis, une carrière, quelqu'un dont la mort affectera beaucoup plus de gens – dont la capacité de souffrance est infinie – que ne le fera la mort d'un enfant, ruinera peut-être beaucoup plus de vies que la mort dérisoire, minable, d'un petit garçon. »
La nausée s'introduit petit à petit, des détails d'abord choquent, l'ambiance malsaine se développe. Et puis, avec froideur, netteté, précision chirurgical, Bateman nous raconte ses crimes, les clochards, les prostituées, lentement torturés, défigurés, égorgés, découpés, et dont il garde longuement les cadavres dans son appartement, pourrissant et puant. C'est révoltant, dégoûtant, fascinant, magnifique et ignoble.
Vers la fin, quand les crimes sont plus nombreux, plus précis, plus lents et plus longs, j'ai stopé le livre, le coeur au bord des lèvres. Il m'a fallu plus de trois semaines pour pouvoir le reprendre, et encore avec réticence. Le brio de Bret Easton Ellis est incontestable, son talent également - mais sa capacité à nous dégoûter n'en est que plus forte.
« Il n'y avait pas en moi une seule émotion précise, identifiable, si ce n'est la cupidité et, peut-être, un dégoût absolu. Je possédais tous les attributs d'un être humain – la chair, le sang, la peau, les cheveux -, mais ma dépersonnalisation était si profonde, avait été menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion avait été annihilée, lentement, consciemment effacée. »
Et puis, au fur et à mesure des pages, le doute pointe : pourquoi ce tueur en série n'est-il pas recherché par la police ? Pourquoi une de ses victimes apparait, toujours vivante, à l'un de ses amis ? Pourquoi l'appartement où il a tué deux femmes en y laissant leur corps n'en porte plus trace ?
Sommes nous dans un New-York parallèle, fantasmagorique ? Ou sommes nous dans la folie ?
Petit à petit, on comprend que ce roman fait d'abord le portrait d'une Amérique où l'inégalité règne entre très-riches, très-puissants, et très-pauvres, victimes obligés de la luxure et de la cruauté des premières, des Misérables. Le portrait d'une Amérique où les premiers ont tout pouvoir sur les seconds, où rien ne peut leur être reproché.
« Parfois, Jean, la frontière entre les apparences – ce que vous voyez-, et la réalité – ce que vous ne voyez pas – devient, disons, floue. »
Sauf par une personne, la secrétaire de Bateman, seule personne sensée de ce chaos, seule à aimer Bateman pour qui il est, seule à lui dire le vrai. Serait-ce la rédemption ?
« En retournant vers Park Avenue pour prendre un taxi, je passe devant un clochard, laid, un vagabond – un membre du tiers monde génétique – qui mendie quelques pièces, « ce que vous aurez », et, remarquant le sac à livres Barnes & Noble posé à côté de lui sur les marches de l'église où il est installé, je ne peux m'empêcher de me moquer de lui, à haute voix : « Eh bien, vous, au moins, vous aimez lire... » »
Lu dans le cadre du challenge New-York
Lu dans le cadre du Mois américain