
Alfred et Emily est un roman qui a une face et un revers. Doris Lessing y imagine la vie qu'aurait eu ses parents si la Guerre de 14 n'avait pas été déclarée, au milieu de leur jeunesse, bouleversant leurs projets et sacrifiant leur avenir.
Avant la guerre, Alfred était un paysan, dans une verte campagne anglaise qui s'apprête à épouser une gironde infirmière londonienne. Emily est une infirmière efficace, dans un hôpital de Londres, amoureuse d'un médecin brillant.
Si la guerre n'avait pas eu lieu, Alfred aurait épousé Betsy, aurait eu des enfants avec elle, serait resté dans sa campagne anglaise, avec sa ferme et ses bêtes. Et il aurait été heureux. Si la guerre n'avait pas eu lieu, Emily aurait épousé ce médecin, serait devenue riche, aurait eu les belles robes et les fanfreluches dont elle rêve, et aurait mis son énergie indomptable au service des autres.
Et Doris Lessing ne serait jamais née.
La première partie de ce roman, la face, décrit les vies idéales d'Alfred et d'Emily, et on discerne dans l'ombre le destin d'une Europe pacifiée, où les conflits à l'extérieur de l'Europe ne pénètrent que parce qu'ils changent les modes et les coiffures.
Le revers est fait de souvenirs d'enfance de Doris Lessing : la guerre a eu lieu, son père a perdu une jambe et gagné une foule de cauchemars dans les tranchées, ses parents se sont mariés et ont émigré en Rhodésie où ils n'ont rien à y faire.
C'est une très belle médaille que nous présente Doris Lessing, et très triste, même dans la première partie. Je trouve profondément émouvant qu'elle imagine la plus belle vie qu'aurait pu vivre son père et sa mère se serait passé sans elle et sans sa naissance.
Mais c'est surtout la seconde partie qui m'a serré le coeur. De voir ces deux vies gâchées par une guerre ignoble et un exil stupide. De lire les regrets d'une autre vie, d'un autre temps, qui aurait pu être leur et qui leur échappe. La scène où Doris retrouve, dans une malle étiquetée 'à garder pour la traversée', les tenues de ville de sa mère, les robes de dîner et de bal, les étoles, les chaussures, dans une ferme africaine où le confort est des plus rudimentaire, est bouleversante :
" - J'aurais du mettre davantage de naphtaline, observa ma mère d'une voix très froide, presqu'indifférente, comme si elle ne s'apprêtait pas à voir tous les précieux rêves liés à ces robes disparaître dans des trous de mite."
Et il y a en plus, en filigrane, Doris Lessing nous donne les pensées et les réflexions d'une vieille dame intelligente et qui a analysé le monde. Ses quelques notes sur les relations mères-filles, sur le travail des femmes, sur la guerre, sur le colonialisme, sont d'une pertinence remarquable et ne nous donnent qu'une envie : avoir la chance et le privilège de partager une tasse de thé avec elle, et discuter du passé et de l'avenir.