"Survivre, habiter de l'autre côté de sa vie : après tout, c'est très confortable; on n'attend plus rien, on ne craint plus rien, et toutes les heures ressemblent à des souvenirs."
J'ai lu mon premier Beauvoir, avec un peu d'appréhension : cette auteur est tellement connue que je craignais d'être déçue. Je ne l'ai pas été.
Les mandarins raconte l'immédiate après guerre, dans le milieu intellectuel parisien germanopratin. Tous les personnages se sont engagés dans la Résistance, créant des journaux, participant aux actions, risquant leur vie, voyant leurs proches mourir ou être déportés. Ils ont survécus et reviennent dans une vie normale, simple, sans danger. La vie d'avant, qui se révèle finalement bien plus complexe difficile qu'ils ne le croyaient.
Le roman est raconté à travers deux narrateurs. Henri Perron est un écrivain engagé, de gauche, mais non communiste, rédacteur en chef d'un journal créé pendant la guerre, l'Espoir. Il se retrouve confronté à une terrible angoisse de la page blanche, et à une crise conjugale qui le poussent à consacrer de plus en plus de temps à l'Espoir. D'autant plus que son journal est l'objet de beaucoup d'attentions, en particulier de son mentor Robert Dubreuilh, qui souhaite l'utiliser politiquement. (Quand j'écris ça, je me rends compte à quel point cette histoire semble compliquée. Je vous rassure, tout est très clair dans le roman !)
L'autre personnage est Anne Dubreuilh, l'épouse de Robert, une psychiatre célèbre, qui se retrouve complètement perdue dans sa nouvelle vie pacifique. Elle voit son époux qu'elle adore changer ; sa fille Nadine fuir dans un tourbillon de plaisir la tristesse causée par la mort de son fiancé pendant la guerre ; et tous ses amis s'écharper pour des questions politiques.
Car le fond du roman est là : c'est une magistrale leçon de politique et d'Histoire. La place de l'intellectuel dans les luttes politiques est au coeur du récit. Chaque page décrit les dilemmes de cette génération qui se rend compte, après la bataille, que tout reste à faire : choisir le communisme contre le libéralisme, malgré Staline et les crimes dont on commence à entendre parler ? Choisir le libéralisme, bien qu'il asservisse les ouvriers ? Ou essayer de tracer une voie entre les deux ? Porter le poids de la Shoah, et des bombardements alliés sur Nagasaki et Hiroshima ? Après la guerre, où les choix étaient simples, se retrouver dans la complexité du monde.
"Il y avait une route qui serpentait à travers les châtaigneraies et qui descendait vers la plaine en lacets rapides ; ils entrèrent gaiement dans la petite ville dont les platanes annonçaient déjà la chaleur et les parties de boules du Midi ; Anne et Henri s'assirent à la terrasse déserte du plus grand café et ils commandèrent des tartines pendant que Dubreuilh allait acheter les journaux ; ils le virent échanger quelques mots avec le marchand et il traversa l'esplanade à pas lents, tout en lisant. Il posa les feuilles sur le guéridon et Henri vit l'énorme manchette : "Les Américains lâchent une bombe atomique sur Hiroshima." "
C'est splendide d'intelligence et de clarté. J'ai lu ce livre avec un enthousiasme certain, et j'attends de lire la suite avec impatience !
lu dans le RER et allongée dans le canapé à la maison.