"Je marche, je marche ainsi qu'au temps d'Oedipe, sans savoir où je vais, comme si son vaste dos me précédait toujours et que son pas rythmait encore le cours vacillant de mes pensées."
Je suis sous le choc de cette lecture : le mythe d'Antigone est l'un de ceux qui me touchent le plus, et le lire, traité de manière aussi brillante, m'a encore une fois bouleversée.
Contrairement à Sophocle ou Anouilh qui font commencer leurs pièces après la mort d'Etéocle et de Polynice, Bauchau fait de la lutte fratricide le centre de son récit. Il débute peu après la mort d'Œdipe, quand Antigone quitte les amis qui l'avaient recueillie à Athènes pour rentrer à Thèbes auprès de ses frères. Elle veut arrêter le combat avant le drame, mais elle sera prise contre sa volonté dans la lutte amoureuse que se livre ses deux frères jumeaux. Elle finira par prendre la défense des plus faibles, du peuple thébain assiégé, affamé, des soldats de toute factions blessés et mourants.
Ce livre tient vraiment par la galerie de portraits qu'il porte : Antigone, femme-poète, victime expiatoire, adulte jusqu'au bout de ses choix (ce qui la différencie tellement de l'Antigone adolescente d'Anouilh) ; Ismène, fleur fragile et forte, aussi combative que sa soeur, mais plus clairvoyante, déjà tournée vers l'avenir ; Etéocle, le frère d'ombre, sage, obscur, attentionné, d'une intelligence ciselée ; et Polynice, royal, brillant, lumineux dans sa fougue.
L'affrontement entre les deux frères est admirablement décrit. Je laisse Henri Bauchau faire parler ses deux protagonistes à ma place :
" ' Polynice en ce moment souffre autant que moi. Je l'ai attiré dans ma nuit, je ne puis, je ne pourrai plus jamais rien pour lui. Dès l'aube il recommencera à rayonner et à emplir l'existence de son rire. Mais je l'ai blessé et il sait maintenant que, pour lui aussi, la nuit existe.' "
"Etéocle m'a volé le trône de Thèbes, nous nous faisons la guerre, c'est bien naturel. Nous nous combattons, nous nous faisons souffrir mais nous vivons fort, beaucoup plus fort. Il me porte des coups superbes, profonds, inattendus, je fais de même. Pense à Nuit, à Jour, que tu vas lui ramener, à tout ce que cela représente de pensées ardentes et de tendues vers l'autre, dans la joie de trouver, de vaincre ou de s'égaler."
Mais au delà de cette lutte entre frères, se situe une lutte entre les frères et les sœurs, qui rappelle le dilemne d'Achille : vaut-il mieux une vie dense, lumineuse et brève, ou une vie obscure, paisible et longue ? Les deux soeurs, les deux femmes, rejettent la guerre et toutes ses souffrances ; elles soignent, apaisent, nourrissent, réparent. Les deux frères se battent pour la beauté de la guerre et de l'affrontement. J'ai rarement vu ce dilemne aussi bien décrit que dans ce roman...
"Je pousse un nouveau cri pour appeler ceux qui donnent. Je voudrais moi aussi vivre plus longtemps. Je ne connais rien de plus beau, je ne connais rien d'autre que vivre. Les gens viennent, ils souffrent parce que je pleure. Ils me donnent beaucoup, ils croient que je pleure sur les malheurs et les malheureux de Thèbes. Je ne les oublie pas, mais aujourd'hui je ne puis pleurer que sur moi-même."
Et la place de l'art ... Car que sont ces êtres héroïques sans aède pour chanter leurs exploits ? Sans sculpteur ? Sans peintre ? Traînent autour d'Antigone, qui, héroïne et artiste, fait figure de pont entre ces artistes et les princes de Thèbes, toute une série d'êtres doux, compatissants et talentueux. C'est grâce à eux que la jeune femme atteindra la vie éternelle.
"Ils ne voient plus ni l'un ni l'autre, ils se touchent, elle voit comme moi qu'ils s'ouvrent les bras. Elle entend, comme moi, Etéocle qui dit : 'pourtant frère je t'aimais.' Et Polynice : 'Moi aussi je t'aimais.' "
Lu dans le cadre du défi Mythes et Légendes