"Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! C'était Bartleby."
Ce tout petit roman raconte l'histoire de Bartleby. Le narrateur est un homme de loi : or, à New-York en 1850, l'une des tâches les plus importantes de ces bureaux étaient de copier maintes et maintes fois des actes notariés. Il a donc deux employés, deux scribes, Dindon, efficace le matin et excité l'après midi et Lagrinche, colérique le matin, mais doux comme un agneau l'après midi.
Comme sa charge de travail augmente, il ressent le besoin d'un scribe supplémentaire : il embauche Bartleby.
Dès le début, il se prend d'affection pour le jeune homme calme et silencieux. Il l'installe dans son propre bureau, derrière un paravent, et l'entoure de beaucoup de prévenances. Le scribe commence à travailler, vite, efficacement, et silencieusement.
Mais quand son patron lui demande de venir collationner (comparer la copie et l'original), il répond un laconique "J'aimerais mieux pas". Quand on lui demande une course rapide à la poste, il répond "J'aimerais mieux pas". Et au bout de quelques semaines, quand on lui donne une copie à faire, il répond "J'aimerais mieux pas."
"Il vit donc de biscuits au gingembre, pensais-je ; il ne prend jamais, à proprement parler, de déjeuner ; il doit donc être végétarien ; mais non, il ne mange même pas de légumes ; il ne mange que des biscuits au gingembre. Mon esprit se perdit alors en rêveries au sujet des effets problables qu'une alimentation consistant exclusivement de biscuits au gingembre pouvait avoir sur la constitution humaine."
J'ai adoré ce très court roman, merveilleusement caustique et drôle ; les descriptions sont très parlantes ; en quelques mots, Melville dresse des personnages devant nos yeux, des situations improbables. Il y a un côté burlesque dans la description de ses deux scribes, Dindon et Lagrinche, dans les dialogues entre eux. Et petit à petit, touche par touche, une grande humanité et une immense tristesse nait. La solitude de Bartleby, d'abord loufoque, devient dramatique.
" - Pour l'instant, je préfèrerais ne pas être un peu raisonnable', fut sa réponse suavement cadavérique."
PS : je viens de lire la page wikipédia consacrée à ce roman, et je regrette déjà de ne pas l'avoir lu en anglais. "I would prefer not to" sonne délicieusement à mes oreilles...