"Au fond de son coeur, elle adorait la richesse, mais elle la désirait pour lui plutôt que pour elle. Alors, son esprit s'envolait vers les titres de baron et de comte, et elle se perdait dans la gloire future de son fils, dont les vices avaient déjà commencé à l'entraîner dans sa propre ruine."
Voici un petit pavé (700 pages et quelques écrits en tout petit), riche en rebondissement et qui fait vivre devant nous toute une société : les nobles désargentés mais qui aimeraient bien continuer à faire "comme si", les nouveaux commerçants richissimes, mais si vulgaires et si peu "anglais", les squires paisibles de province, les paysannes séduites par les nobles désargentés du dessus, et ... les américains et leurs moeurs bizarres.
Le pitch du livre est vraiment très simple : Augustus Melmotte, un homme vulgaire et profondément "étranger" (français, ou juif, ou américain, bref, "pas comme nous") déboule dans la haute société londonienne comme un chien dans un jeu de quille. Malgré son côté profondément détestable, sa fortune sans limite conduit les uns et les autres à le fréquenter de plus en plus assidument. Surtout qu'il a une fille unique à marier ! Mais les bases de sa fortune sont-elles si saines ?
En plus de la dichotomie noblesse/commerce, Trollope s'intéresse aux bases de la fortune de Melmotte et à la spéculation qu'il conduit. J'avoue que ça m'a fait énormément fait penser à la crise financière de 2008, et d'autant plus que la spéculation véreuse que lance Melmotte est du même type que celles qui ont conduit au XIXème siècle à la fondation des agences de notation !
A partir de l'astre Melmotte, on rencontre de nouveaux personnages : les Longestaffe, en manque d'argent chronique et dont la fille n'arrive pas à se marier, 12 ans après avoir été lancée dans le monde ; Sir Alfred et son fils, la porte d'entrée de Melmotte dans l'aristocratie, et les Carbury.
Lady Carbury, veuve, a deux enfants : un fils dépensier Felix qu'elle aime passionnément, et une fille parfaite, Hetta, qui se refuse à épouser son cousin Roger, même si Roger pourrait lui fournir une vie sans soucis financier. Mais Hetta aime Paul Montague, un ami de Roger, follement amoureux d'elle, mais pourvu d'une fiancée étrange, américaine, divorcée, veuve (?), entreprenante et séduisante : Mrs Hurtle. Double triangle amoureux, complexe à résoudre.
"Elle voulait s'établir. Elle voulait, au début de son entreprise, obtenir un lord ; mais les lords sont rares. Personnellement, elle n'était pas de très haute naissance, elle n'avait pas de dons exceptionnels, elle n'était pas très charmante, pas très agréable, et n'avait pas de fortune. Elle avait décidé depuis longtemps qu'elle pourrait se passer d'un lord, mais qu'elle devait se trouver un roturier convenable. Ce devait être quelqu'un disposant d'une résidence à la campagne, et de moyens suffisants pour lui permettre de se rendre tous les ans à Londres. Ce devait être un gentleman, et sans doute un parlementaire. Et avant tout, il devait être d'un bon milieu. [...] Mais désormais, les hommes convenables ne s'approchainent plus d'elle. Le seul but pour lequel elle s'était exposé à cette ignominie semblait avoir complètement disparu au loin."
Au final, ce fut une lecture vraiment plaisante. Je trouve les personnes riches et fouillés. Personne n'est réellement blanc ou noir, même si Hetta n'a que très peu de défauts, et que Felix est pathétique. Chacun est poussé dans le monde par ses désirs, son égoïsme, et très peu de gens prennent l'autre en considération (sauf peut-être Lady Carbury, qui se démène vraiment pour son crétin de fils). Le premier chapitre avec les trois lettres que Lady Carbury envoie aux trois journaux est un régal. J'ai aussi particulièrement apprécié les chapitres, après le grand diner de Melmotte, où on est dans l'esprit de ce personnage. Dans le grand méchant financier véreux et violent, on trouve un homme blessé et fragile.
Je n'ai que deux défauts à lui trouver :
- ce roman a été écrit en feuilleton et ça se sent : au début de chaque chapitre, il rappelle brièvement là où il avait laissé ses personnages avant, ce qui a tendance à couper la lecture.
- je l'ai lu en traduction, et je n'aime pas les parti-pris du traducteur. Il a voulu traduire les expressions familières par des expression familières plus modernes, ce qui me gêne beaucoup. On parle ainsi de "mon paternel", untel est un "chic type". Heureusement, seuls les passages entre jeunes nobles sont traduits ainsi, mais j'ai trouvé ça déplacé.
Par ailleurs, la BBC en a fait une série télé, avec David Suchet (Poirot !!) en Melmotte que j'ai maintenant très envie de voir...
Lu en LC avec Camille, Adalana, Denis, Lecture et cie, Malorie, Shelbylee, Syl. et Titine
Lu dans le cadre du challenge victorien